Les analyses de l’œuvre de Will Eisner par d’autres, et par lui-même,
sont légion. Je n’apporte rien ici, si ce n’est une tartine d’avis perso que je
voulais « coucher par écrit ». Et encore ne me penche je que sur une
seule page. Vous évitez le pire. Passez néanmoins votre chemin si vous voulez plein
de visuels, je reviens bientôt avec moins de texte, je le jure.
A mon sens Eisner est le storyteller/narrateur ultime. Il a
créé les bases d’une grande partie du langage
BD actuel, l’a développé et en a donné sa propre définition. Certains dessinateurs
sont partis de ça, d’autres s’en sont éloignés. Il n’y a pas de bons ou de
mauvais dans ces choix qui ne sont que ça, des choix.
La page, représentative,
que je mets là (presque) au hasard synthétise tout ce que j’aime chez cet
artiste et qui fait la spécificité de ce mode d’expression.
Eisner traite la page en « métacase » (expression de
son invention). C’est alors un contenant intégrant le contenu en formant un
tout narratif spécifique à la BD (essayez donc de transposer ce découpage au cinéma).
Cette page/métacase se suffit à elle même tout en n’ayant qu’un but :
faire avancer l’histoire.
Nous sommes à l’opposé d’une mode actuelle consistant à
traiter les comics (plus que la BD franco-belge) comme un storyboard destiné à
vendre ce dernier à Hollywood.
Le lettrage a droit à une attention particulière, qu’il s’agisse
des bulles (qu’Eisner plaçait et encrait en premier) et du texte, ou du titre
ici manuellement parfaitement intégré à la page. Car le souci est : que
voit/lit le lecteur en premier ? Le texte ou le dessin ? Eternel débat de la poule et de l’œuf. Sans réponse
nette Eisner traitait les deux avec autant d’attention. Ici l’œil du lecteur embrasse
la page dans son ensemble, constatant sa construction générale et repérant des
zones de textes. Il voit le titre puis glisse à droite sur la bulle qui l’amène,
avec l’aide de la porte ouverte, vers le
second texte. Il poursuit sa course sur le texte « dans la poubelle »
qui le conduit enfin au récitatif de bas de page.
Le dessin suit la même logique dès la porte ouverte qui sert
de case et nous entraine sur un glissement gauche/lit, droite/poubelle, bas de
page.
Le père ouvre la porte et parle en regardant vers la droite
alors que le gamin est caché sur la gauche. Normal puisqu’il est caché. Et
cohérent narrativement puisque la bulle puis la porte et le père nous guident
inconsciemment vers la gauche et la cachette sous le lit. Le texte dans la poubelle
sert de séparation/ellipse entre la scène sous le lit et celle qui arrive. Ce
gamin blotti sous un porche semble d’ailleurs étonnamment dans l’axe du regard
du père de la « case »1 alors que ce n’est que la case 3 ?! Pas
grave puisque ça marche aussi : passer visuellement de la case 1 à la case
3 fonctionnerait (mais le texte, on l’a vu, se charge de bien nous amener de la
case 1 à la 2)
Le noir uni le fond, en se terminant en douceur par des hachures de bas de page. L’encre
projetée (façon brosse à dent) derrière le titre « sanctum » permet
de ne pas faire trop ressortir ce dernier et de le garder intégré à la page.
Fond et forme s’unisse, ce qui devrait être le cas de tout
bonne BD. Le génie d’Eisner est de mettre tout cela en œuvre en l’ayant
complètement digéré, sans donner de
leçon apparente. Qui ne décortique pas aura la plaisir de la « simple »
lecture, et ce n’est qu’en poussant un peu que l’on voit tout ce qu’il y a
derrière (la solide charpente derrière la belle façade)
Promis j’arrête mes textes sans fin et vous remets bientôt
de belles images
Ah mais ne t'excuse pas de mettre un peu de contenu !
RépondreSupprimerSi on ne veut que des couvertures d'albums, des consignes d'achat et des liens vers Amazon... on sait où aller !
L'exemple de cette même page était prise par Eisner himself dans un n° de la défunte revue "Le Collectionneur de Bande dessinée (le 72, de juillet 1993).
Voilà donc ce que Will Eisner avait à raconter sur cette même page (je recopie):
"(...) pour que cela reste compréhensible et organisé, quand il y a flashback la page est noire. C'est 'Peuple Invisible', qui vient de sortir chez Glénat. Cette page est un exemple de l'importance et de la force des images symboliques. Ce message du lit. Je ne suis pas obligé de le dessiner en perspective, de le placer dans la pièce. Nous savons que c'est un lit. Le gamin est en dessous. Nous n'avons pas besoin d'autre chose. J'ai été très influencé par la force symbolique des images. Pendant la Dépression, j'allais très souvent au cinéma et au théâtre. A l'époque, il s'agissait de troupes subventionnées par l'Etat. Elles n'avaient pas beaucoup d'argent. Elles avaient très peu de moyens pour suggérer les ambiances : par exemple seulement une lampe pour indiquer qu'on était à l'intérieur. J'ai compris l'importance de ces éléments visuels simples qui donnent la force. Un autre exemple de cette force symbollique : dans E.T., le personnage qui se ballade avec des clés; dès qu'on l'entend, on sait que c'est lui, que c'est l'ennemi."
extra je ne savais pas ça et je n'ai pas cette revue
RépondreSupprimerPur hasard intéressant
merci pour cette info